Par Alain Rathery

 

La manufacture de la Veuve Perrin fut au cœur de la production marseillaise de faïences de petit feu décorées de personnages chinois (1) . Elle multiplia les services de ce type qui furent diffusés pendant près de 40 ans, preuve incontestable du succès de ce décor plébiscité par une clientèle avide d’exotisme. Les chinois de la Veuve Perrin sont devenus le symbole même de la production marseillaise, ne serait-ce qu’en raison de leur spécificité qui les rend facilement reconnaissables même pour un œil non averti.

Pour ces décors improprement appelés « à la Pillement », les peintres marseillais sur faïence n’ont nullement fait une copie servile des gravures de ce célèbre ornemaniste. Ils ont développé des décors souvent peu léchés avec des touches colorées rapides, des traits incisifs et erratiques, des compositions asymétriques, et surtout des personnages dont le traitement pictural n’a rien à voir avec celui beaucoup plus précis de Jean Pillement.

Parmi les services aux chinois produits par la Veuve Perrin, on peut distinguer différents décors mais ceux-ci présentent un grand nombre de caractéristiques communes, ne serait-ce que la présence systématique d’oiseaux branchés sur les ailes des assiettes et sur les pièces de forme, qui rendent facilement identifiable leur origine marseillaise.

Si les personnages généralement de petite taille ont incontestablement un air de famille, la manière dont ils sont peints, varie sensiblement trahissant l’intervention de plusieurs peintres et la maîtrise de plus en plus affirmée de la technique du petit feu au début quelque peu balbutiante. Ces différences trouvent sans nul doute leur origine dans la période inhabituellement longue de production de ce type de décor qui sera diffusé par la fabrique jusqu’à sa fermeture en 1803, et donc l’inévitable succession dans le temps des artistes décorateurs. Si la Veuve Perrin est demeurée fidèle pendant de nombreuses années à ce type de décor, elle a su cependant faire évoluer sa production en recourant aux alentours de 1760 à des décors dont l’esprit et le style rocaille correspondaient davantage au goût du jour. Il est en outre probable que la Veuve Perrin, femme d’affaire avertie, ait vendu en même temps des services de qualité différente s’adressant à des clientèles plus ou moins fortunées et faisant largement appel au travail d’apprentis pour les décors les plus grossiers.

En se limitant aux services les plus courants de cette manufacture qui a également réalisé des pièces de commande plus exceptionnelles avec des personnages sinisant très spécifiques, on constate que si l’iconographie des différents services aux chinois de la Veuve Perrin est très similaire avec notamment une composition fondamentalement dissymétrique, les chinois représentés n’en comportent pas moins des différences. Avec le temps leur taille va se réduire. Les figures vont perdre de leur rigidité, les personnages des débuts de la production aux amples vêtements, parfois un peu lourdauds, étant assez rapidement remplacés par des silhouettes graciles portant des pantalons et des habits de couleur rouge (parfois pourpre) et bleue.

Jusqu’à récemment, du fait de leur présence très fréquente dans les décors, deux grandes familles de personnages avaient pu être identifiées, leurs différences traduisant le fait que plusieurs peintres sont très certainement intervenus pour ces décors ou, du moins que deux iconographies différentes ont été utilisées par la manufacture de la Veuve Perrin.

Le premier de ces décors présente des personnages particulièrement élancés avec des traits bien marqués pour le contour des silhouettes et des vêtements, une certaine rigidité dans leurs attitudes et des couleurs rouges (ou pourpres) et bleues très contrastées. Ces personnages qui portent souvent un petit chignon sont systématiquement vêtus d’une longue blouse avec une ceinture haut placée et d’un pantalon étroit.

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Le second décor probablement postérieur au précédent du fait de son originalité par rapport à toutes les productions antérieures, comporte un dessin beaucoup moins précis des personnages qui sont rapidement croqués, quelques traits légers suffisant à définir les silhouettes, à différencier la chemise du pantalon et à signaler la présence d’une ceinture. Les chinois ainsi peints dérivent d’un modèle unique : les visages sont peu modelés avec des yeux et une bouche à peine esquissés voire parfois absents, les crânes sont totalement rasés sans aucune natte. La couleur est posée avec la technique de l’aplat et les coloris sont beaucoup plus dégradés avec des tons infiniment moins tranchés que dans le décor précédent. Ce type de chinois se retrouve tant sur des assiettes et des plats que sur des pièces de forme, tous largement diffusés. Le caractère sommaire de certains personnages montre que ce décor était souvent utilisé pour des services certainement moins onéreux produits pendant de nombreuses années par la manufacture de la Veuve Perrin.

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A l’occasion de l’exposition sur L’Asie fantasmée organisée depuis juin 2023 au musée Borély à Marseille de nouveaux travaux sur les décors de chinoiseries dans la faïence marseillaise (2) , ont permis de mettre en évidence un nouveau type de chinois fréquemment utilisé par la Veuve Perrin. Ce type s’inscrit dans la droite ligne des premières productions de cette manufacture. Les personnages encore assez trapus portent généralement des blouses avec des manches très amples qui rappellent celles des chinois polychromes de grand feu de la fabrique Héraud-Leroy.

 

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Sur leurs têtes de tout petits chapeaux pointus ou une très fine tresse de cheveux donnent un caractère sinisant aux personnages représentés qui sont souvent affublés de sortes de robes tout comme dans les premières pièces aux chinois sorties des fours de la Veuve Perrin. Ce genre de vêtement ne se retrouve pas dans les autres décors et semble avoir été assez rapidement abandonné.

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Dernière caractéristique de ce type de représentation, un emploi assez généreux de la couleur jaune, bien maîtrisé en grand feu, qui se fait beaucoup plus rare dans les autres décors.

 

 

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L’ensemble de ces éléments conduit à penser que ce type de chinois a plutôt été utilisé assez tôt dans l’histoire de la manufacture de la Veuve Perrin.

 

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Voir à ce sujet :


(1) A. Rathery : « Le petit feu de Marseille, une faïence de peintres, Partie II », pages 87-108 Bulletin de l’Académie de Moustiers, n°67-2017.

(2) A. Rathery : « Les chinoiseries dans la faïence marseillaise », à paraître dans le Bulletin de l’Académie de Moustiers, n°74-2024.