Par Alain Rathery

 

L’apparition de glacières dans les grands services de table est liée à l’évolution des repas au XVIIIe siècle à la fois dans leur ordonnancement et dans leur contenu. La généralisation du service à la française et l’engouement du siècle des Lumières pour les desserts glacés ont eu des conséquences importantes sur les arts de la table.
C’est dans ces conditions que dans les services de table sont apparues les glacières, un récipient destiné à servir et conserver crèmes, sorbets, fruits rafraichis et autres neiges. Les glacières étaient constituées de 3 parties, le récipient, le couvercle et la doublure également appelé fourreau. Les desserts à rafraîchir étaient versés dans la doublure. Celle-ci était elle-même placée à l’intérieur du récipient sans en toucher le fond où était disposée de la glace pilée qui garnissait également le couvercle à haut rebord de manière à créer une zone de froid au-dessus et au-dessous des produits à garder au frais.

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Selon Danièle Maternati-Baldouy[1], la première mention d’une glacière en porcelaine tendre de Sèvres daterait de 1758. Si la production de glacières en porcelaine a été abondante en France, notamment à Sèvres, à Chantilly et à Paris où elle s’est poursuivie tout au long du XIXe siècle ainsi qu’à l’étranger (Vienne, Tournai, Hoechst, Wedgwood, Milan et Compagnie des Indes), en revanche l’utilisation de la faïence artistique pour ce type de récipient est demeurée assez confidentielle et cantonnée pour l’essentiel à la production de petit feu de Marseille. S’il existe dès le XVIIIe siècle une production de glacières en verre comme en témoigne un exemplaire conservé au Musée des arts décoratifs de Lyon, aucune pièce d’argenterie n’est recensée pour ce type de récipient ce qui s’explique sans doute par le faible pouvoir isolant de ce matériau.

En dehors de la production marseillaise on ne connaît en faïence que deux pièces issues de la production de grand feu de Moustiers, toutes les deux du même modèle, L’une de ces glacières a notamment été mentionnée dans l’ouvrage récent sur les armoiries sur les faïences de Moustiers[2]. Il s’agit d’une pièce aux armes de Phélypeaux de Maurepas avec une marque Fd en dessous.

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La production marseillaise de glacières en faïence de petit feu est très variée tant dans les formes que dans les décors. Si les formes plus ou moins contournées voire purement cylindriques traduisent l’évolution des arts décoratifs passant progressivement du style rocaille aux formes plus géométriques du style Louis XVI, les décors très variés sont ceux qui ont fait la célébrité de la production marseillaise : fleurs, poissons, bergerie, paysages et scènes galantes. Ils sont caractéristiques d’une production où les faïenciers formés à l’Académie de Sculpture et de Peinture de la ville ont véritablement fait œuvre de peintres avec une exceptionnelle créativité ignorant la plupart du temps le recours aux poncifs. Seul à ce jour le décor aux chinois ne semble pas avoir été utilisé à Marseille pour la production de glacières. Prochainement une communication sera présentée à l’Académie de Moustiers sur les différents modèles de glacières marseillaises.

Jusqu’à très récemment, la plus grande partie de la production de glacières à Marseille était attribuée à la fabrique de Gaspard Robert, ces glacières faisant notamment partie de services célèbres produits par cette manufacture tels ceux commandés par le cardinal Podoski. Comme le confirme d’ailleurs la liste des pièces des services Podoski publié par Emile Perrier et repris par G. Arnaud d’Agnel[1], ces glacières allaient généralement par paire de façon à proposer aux invités des entremets glacés de deux parfums différents. Les glacières sorties de la fabrique d’Antoine Bonnefoy sont également bien identifiées avec leurs médaillons entourés de guirlandes de fleurettes et reprenant des scènes de genre tirées de gravures de Boucher et d’autres peintres contemporains. La production de glacières de la Veuve Perrin, si du moins on se fie à ce qui est parvenu jusqu’à nous, semble avoir été plus modeste, puisqu’on ne peut lui attribuer avec certitude qu’une paire à décor floral appartenant aux collections du Musée Borély et dont l’un des exemplaires porte la fameuse signature VP.

Faute de signature, la production d’Honoré Savy a toujours posé problème et ce d’autant plus qu’il a travaillé en étroite collaboration avec la Veuve Perrin en tant qu’associé d’abord mais également quand il était à la tête de sa propre manufacture mitoyenne de celle de la célèbre faïencière. Aujourd’hui, à la suite des travaux de Danièle Maternati-Baldouy, une partie de la production anciennement donnée à la Veuve Perrin et non marquée, est attribuée à Honoré Savy sur la base de deux critères : l’utilisation d’une couleur verte émeraude et la présence d’un trait ou d’un point peint en manganèse sous émail. En outre, la présence sur la bordure d’un filet vert toujours accolé côté intérieur d’un trait noir caractérise nombre de pièces aujourd’hui attribuées à Savy, notamment celles faisant partie du service aux trophées de poissons ou de certains services à fleurs polychromes ou en camaïeu vert. Le filet vert n’a été employé qu’épisodiquement par Robert, notamment dans le service Podoski à la Bergerie, mais celui-ci l’encadre toujours par deux traits noirs au lieu d’un seul pour Savy. Quand la Veuve Perrin a recours à un filet vert, elle lui donne le plus souvent la forme d’un liseré en dents de loup (services à fleurs) ou l’agrémente d’agrafes à damiers (services aux chinois).

 

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Savy

 

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Robert

 

Il y a peu de temps, une glacière (dont les pieds sont malheureusement cassés) qui jusqu’à présent n’avait fait l’objet d’aucune étude, a retenu toute notre attention en raison de la spécificité de sa forme et surtout de sa décoration florale.
Sur le plan de la forme, si cette glacière provenant d’une collection marseillaise se rapproche de modèles utilisés par Gaspard Robert notamment pour le service à bouquets dorés commandé par le cardinal Podoski ou pour une glacière visible au musée des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon (sans pieds également), elle présente une forme particulièrement ventrue avec une hauteur de 26cm et une largeur de 24cm (32cm entre les anses). En outre le rebord festonné du couvercle a une hauteur de 6cm alors que chez Robert cette hauteur ne dépasse pas 4cm.

 

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Glacière, Savy

 

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Glacière, Robert, Service doré Podoski      

 

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Glacière, Robert, Musée des Tissus Lyon

 

Sur le plan formel, un autre point intéressant est la forme des anses et surtout la manière dont elles se rattachent au corps principal de la glacière. A la fin de l’année 2018, un marchand parisien présentait à la vente une pièce se rattachant incontestablement au service aux poissons donné à Honoré Savy tant en raison du traitement du décor que de la présence d’un filet vert avec une ligne noire ceinturant l’ouverture du récipient. Caractéristiques également de la production de Savy, la manière de peindre les trophées de poissons, la présence de branches de groseilliers et le traitement des feuilles en qualité contournée avec un vert spécifique justifient l’attribution de ce récipient à cette fabrique. En l’absence de couvercle, il est difficile d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’une glacière mais la probabilité est forte en raison de l’absence de tout feston ou lobe dans le contour du récipient.

Si cette pièce aux poissons se rattache incontestablement à la production donnée aujourd’hui à Savy, il est frappant de constater que l’on retrouve exactement pour ce récipient le même traitement des anses que pour la glacière florale. On ne rencontre ce type de anses dans aucune des glacières connues des autres manufactures marseillaises, à l’exception peut-être des glacières du service Podoski à bouquets dorés mais l’absence de photos précises ne permet pas de formuler le moindre jugement en la matière.

 

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Si le frétel de la glacière à décor de fleurs en dehors de sa couleur verte assez spécifique n’apporte aucun élément décisif quant à l’attribution de cette glacière, sa forme en anneau se retrouvant dans de nombreux autres modèles, il n’en demeure pas moins qu’il existe tout un faisceau d’indices concordants pour donner pour la première fois à la manufacture de Savy la paternité d’une glacière en faïence de petit feu de Marseille.

 

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On ne saurait terminer l’étude de cette glacière sans évoquer une particularité de cette pièce : le système permettant de poser la doublure à l’intérieur. Alors qu’en général cette doublure comporte un bord débordant qui permet de la poser directement sur l’ouverture du corps principal de la glacière sans toucher le fond, la glacière attribuée ainsi à Savy comporte à l’intérieur un système de tenons où venait reposer la doublure de façon à ne pas toucher la glace pilée déposée au fond de la glacière. Décidément cette glacière jusqu’ici inconnue réserve bien des surprises !

 

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[1]  Danielle Maternati-Baldouy : Faïence et porcelaine de Marseille, Collections du Musée de la faïence de Marseille, Musées de Marseille-RMN, 1997

[2]  Francis Hernandez et Alain de Korsak : Les armoiries identifiées sur les faïences de Moustiers, ouvrage publié avec le soutien de l’Académie de Moustiers, 2019

     (3)  G.Arnaud d’Agnel, : La faïence et la porcelaine de Marseille, Laffite Reprints, Marseille, 1970